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The Conversation | Au XIXe siècle, l’hypnose médicale relevait aussi du spectacle
Par Céline Frigau Manning, Professeure en études italiennes, histoire du spectacle et de la musique, Université Jean Moulin Lyon 3.
L’hypnose n’est pas, au XIXe siècle, qu’un phénomène de mode. Elle constitue une véritable culture avec ses pratiques et ses acteurs, issus de toutes classes sociales ; une culture spectaculaire, riche de thérapies nouvelles, d’expériences scientifiques et artistiques.
De quel œil voyons-nous l’hypnose aujourd’hui ? S’agit-il simplement de nous distraire le temps d’un spectacle avec Messmer, ou de l’utiliser pour arrêter de fumer ? Puisant au monde du music-hall et de la télévision, notre imaginaire se nourrit de fantasmes de soumission dont veulent s’affranchir les hypnothérapeutes. Dans le cadre du soin, l’hypnose est présentée comme résultant de techniques pratiquées en toute liberté et accessibles à tout le monde : il suffirait de mobiliser son attention et son imagination.
Nos représentations contemporaines se ramènent donc souvent à une opposition entre l’hypnose de soin et l’hypnose de spectacle, l’activité et la passivité, la collaboration et l’emprise. Les deux pratiques sont présentées comme étanches l’une à l’autre, et l’hypnose de spectacle est parfois décrite comme une sorte de corruption de l’hypnose de soin. Or une telle binarité n’est pas claire au XIXe siècle, a fortiori parce que les hypnotistes, médecins ou non, développent leurs thérapies et leurs expériences dans un contexte public, voire spectaculaire. Les dimensions du soin et du spectacle sont alors intimement liées.
Baquets d’eau magnétisée
Dès le dernier tiers du XVIIIe siècle, le médecin viennois Franz-Anton Mesmer donne le ton. Il arrive à Paris en 1778, fort d’une théorie qui prétend expliquer tout le fonctionnement du monde physique. Un fluide souverain infuserait l’univers, et Mesmer dit pouvoir en commander la trajectoire pour guérir. Il élabore des mises en scène sophistiquées avec des baquets d’eau magnétisée, et au son de musiques douces exécutées sur instruments à vent, piano ou harmonica de verre. Le but est de provoquer des « convulsions thérapeutiques ». Devant son succès, l’Académie des sciences mène l’enquête et rédige en 1784 un rapport à charge. L’année suivante, Mesmer quitte la France, discrédité. Mais le mesmérisme continue de se répandre.
L’idée de magnétisme animal revient dans le « somnambulisme provoqué » que le marquis de Puységur, ancien élève de Mesmer, théorise en 1784. Il est ainsi parvenu à plonger un sujet pris de violentes convulsions dans un état à la fois d’apaisement, d’endormissement et d’extralucidité. Très à la mode sous la Restauration, le magnétisme fait d’abord l’objet d’encouragements de la part de l’Académie de médecine. Mais en 1837, celle-ci missionne un nouveau rapport. Fondée sur les normes nouvelles de la révolution scientifique, telle que la stricte répétitivité des expériences, la commission nie l’existence du magnétisme. Officiellement déconsidéré, le magnétisme n’en continue pas moins d’intéresser des médecins aliénistes et chirurgiens, mais aussi des philosophes comme Pierre Maine de Biran, ou des écrivains comme Théophile Gautier. Le magnétiseur Charles Lafontaine révèle également ses talents de plume, d’acteur et de metteur en scène dans ses ouvrages et présentations publiques. Le spectacle de la thérapie miraculeuse par le magnétisme est un objet puissant de divertissement. « L’extase sous l’influence de la musique » constitue souvent le clou du spectacle, qui vient clôturer une démonstration.
Or en 1843, le chirurgien écossais James Braid identifie dans les phénomènes jusque-là rattachés au magnétisme, au mesmérisme ou au somnambulisme un seul et même état qu’il qualifie d’« hypnotisme ». Par ce mot, il introduit à la fois une rupture et une continuité avec les phénomènes spectaculaires précédemment estampillés sous les noms de magnétisme animal, de mesmérisme ou de somnambulisme. Le terme même se fonde sur une analogie : la racine grecque « hypnos » souligne une parenté avec le sommeil. Et de fait Braid se fonde sur la notion de « sommeil nerveux » pour renouveler celle de sommeil magnétique étudiée par le marquis de Puységur.
Le rôle du système nerveux
À quoi tient la nouveauté de l’approche de Braid ? Pour lui, l’hypnotisme ne dépend pas d’un fluide qui passerait du corps de l’opérateur dans celui du sujet. L’individu hypnotisé est lui-même à l’origine du phénomène. L’attention extrême qu’il porte à un point visuel ou auditif (pendule, yeux de l’hypnotiste ou coup de gong), entraîne un décrochage de l’état de vigilance, et le basculement vers l’état hypnotique. L’hypnotisme tient donc au système nerveux du sujet : Braid le définit comme un « état particulier du système nerveux, amené par la concentration fixe et abstraite de l’œil mental et visuel ».
Si l’hypnotisme tient à la relation de l’hypnotiste et du sujet plutôt qu’au pouvoir du premier, il reste pour Braid un remède extraordinaire pour des symptômes rétifs aux traitements habituels. Recours controversé, l’hypnotisme donne lieu à des cures jouant sur le sensationnel. Il s’accompagne d’une gamme de phénomènes chez le patient hypnotisé, désigné comme « le sujet » : somnolence et somnambulisme, insensibilité ou exaltation des sens, obéissance à des suggestions, extralucidité ou hallucinations. Il garde en cela sa charge spectaculaire.
Surtout, l’hypnotisme suggère une modification dans la relation même à la douleur. Dans cette perspective, la douleur n’est pas un mal inévitable, caractéristique de la condition humaine, qu’il faut accepter de subir dignement, même sans espoir de guérison : c’est une anomalie qu’il faut corriger, une menace pour l’ordre du corps, individuel et social. La vertu anesthésique est perçue comme l’intérêt premier de l’hypnose. Elle est identifiée dans le magnétisme, le somnambulisme ou l’hypnotisme, sur des zones précises ou sur l’ensemble du corps. Elle n’est pas seulement une fin en soi, permettant de suspendre le mal. Elle constitue aussi une condition préalable à d’autres expériences.
La preuve par l’aiguille, courante tout au long du siècle, en est emblématique. En l’absence de substances anesthésiques fiables, l’hypnose suscite de grands espoirs dans le domaine de la chirurgie. Des opérations sont tentées sous hypnose, comme celle que Paul Broca et Eugène Follin pratiquent avec succès sur une femme en 1859 à l’hôpital Necker. La communauté scientifique accueille ces opérations avec circonspection. La réussite et la constatation de phénomènes ne signifient pas que l’anesthésie sous hypnose puisse être répétée et pratiquée sur quiconque.
Présentations spectaculaires
À la fin des années 1870, Jean-Martin Charcot, professeur à l’hôpital de la Salpêtrière, réhabilite l’hypnose comme outil de diagnostic et d’observation de l’hystérie. Pour Charcot, l’hypnose est un état pathologique caractéristique chez les hystériques. On peut même les hypnotiser pour mieux étudier, répéter in vivo les diverses phases et manifestations de la maladie. Charcot en exploite la dimension spectaculaire en offrant au tout-Paris des leçons et présentations publiques. Or une école concurrente se forme à Nancy autour d’Ambroise-Auguste Liébeault et d’Hippolyte Bernheim. Pour eux, l’hypnose est un état non pathologique, produit par la suggestion, que Bernheim définit comme « l’influence provoquée par une idée suggérée et acceptée par le cerveau ». L’hypnose est donc appréhendée comme une expérience de transmission consentie. Le bon usage des suggestions promet des applications thérapeutiques auprès de tout individu.
Entre temps, l’hypnose nourrit les fantasmes de réforme sociale. Dans de telles visions les malades, mais aussi les enfants et les criminels, pourraient faire l’objet d’une rééducation par l’hypnose. Les démonstrations et les débats autour de l’hypnose débordent alors largement le cadre médical. En effet, la prise du regard qu’un opérateur réalise en public est une performance appréciée tout au long du XIXe siècle. Celle-ci repose sur l’immersion d’un sujet, souvent féminin, dans un théâtre d’images tout intérieur. Ce théâtre reste invisible au public, à qui revient d’en scruter les signes dans les expressions de l’hypnotisée ou dans ses chorégraphies gestuelles. L’hypnose suscite même, dans certains cas, des expériences à caractère artistique. L’hypnose occupe ainsi une place prégnante dans l’opinion, dans la presse, dans la littérature et les arts du temps – à commencer par la musique, dont les effets sur Lina de Ferkel et [ Magdeleine G.], vedettes de la scène hypnotique au seuil du XXe siècle, donnent lieu à de luxueuses publications abondamment illustrées.
À la fin du siècle, l’hypnose offre en retour aux théoriciens l’occasion de repenser les processus de création artistique. « Dans les procédés de l’art on retrouvera sous une forme atténuée », écrit Henri Bergson en 1889, « les procédés par lesquels on obtient ordinairement l’état d’hypnose. » Les artistes eux-mêmes s’intéressent à l’hypnose. Beaucoup assistent à des séances, comme l’acteur-chanteur Victor Maurel, le peintre Albert Besnard ou le sculpteur Auguste Rodin. Les sujets hypnotisés sont de nouveaux modèles où saisir des expressions, des gestes inédits, perçus comme plus authentiques. Il y a là, peut-être, la possibilité de concevoir son art autrement, une fenêtre ouverte sur l’inconscient.
L’hypnotisme du XIXe siècle repose donc sur une relation : entre un hypnotiste, un sujet et un public, entre l’authenticité et la mise en scène, inextricable écheveau bien que sujet constant de l’observation et des recherches. Car l’hypnotiste organise ses démonstrations à des fins de persuasion, quand les sceptiques se servent d’un lexique théâtral pour dénoncer la supercherie de phénomènes simulés.
Le terme d’« hypnotisme » est désormais tombé en désuétude. Dépouillé de sa désinence, il demeure dans le terme d’hypnose. Mais qu’est-ce donc que l’hypnose ? La question se pose encore aujourd’hui, quand l’hypnose est définie tantôt comme une forme de relaxation, tantôt comme un état de transe. S’apparente-t-elle à un concept, une technique, une science, ou encore à une forme de sommeil artificiel ? La notion d’« état hypnotique », fréquente au XIXe siècle, reste employée de nos jours quand les hypnothérapeutes définissent l’hypnose comme un état de conscience modifiée. Mais modifiée par rapport à quoi ? Reste à comprendre comment on peut qualifier cet état à la fois d’« état modifié » et d’état normal de conscience.
Céline Frigau Manning, Professeure en études italiennes, histoire du spectacle et de la musique, Université Jean Moulin Lyon 3
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